Géopoétique des lignes brisées

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Texte initialement paru dans la revue Formes poétiques contemporaines, SUNY Buffalo, 2014, no 11, p. 31-48.

 

Géopoétique des lignes brisées : musements, chants de pistes et labyrinthes hypermédiatiques

 

Lignes fantômes, lignes imaginaires

Dans sa Brève histoire des lignes, Tim Ingold explique que :

"Lorsque nous regardons le ciel étoilé, nous imaginons que les astres sont reliés entre eux de manière invisible par des lignes fantômes, formant des constellations. Sans elles, on ne pourrait rien raconter sur les astres. Les lignes de guidage, comme celles qui relient des points de triangulation, sont également de nature fantomatique, de même que les lignes géodésiques, comme la grille de latitude et de longitude, ou les lignes de l’équateur, des tropiques et des cercles polaires. C’est comme si nous avions tendu une ficelle entre deux points, ou tracé entre eux un arc par voie de terre, comme ce fut réellement le cas lors des premières tentatives pour mesurer la terre. Les lignes de ce type peuvent bien sûr figurer sur des cartes et des plans sous la forme de tracés réalisés à l’encre et au stylo à l’aide d’une règle et d’un compas. Mais elles n’ont pas d’équivalent physique dans le monde physique qui est représenté sur ces cartes."1

Ces lignes, évidemment, ce sont des lignes imaginaires, des lignes intériorisées, lignes que nous projetons nous-mêmes et qui dessinent des espaces. Ces lignes nous servent d’interface dans notre expérience du monde. Elles nous permettent d’organiser ce lieu qu’est notre monde. Ces lignes sont innombrables et leurs champs d’application sont variés, liés tout autant à l’espace et au langage qu’au temps, déterminant des lignées, des discours et des lieux.

Les lignes qui m’intéressent surtout sont celles que l’espace nous conjoint à dérouler. Ce sont les lignes que nos déambulations dessinent, que nos esprits accumulent, car elles constituent peu à peu notre vécu. Ces lignes ne sont pas rectilignes, elles sont encore moins continues, quand elles ne sont pas tout simplement virtuelles, mais elles permettent de penser les heurts et les détours de tout cheminement, tout en orientant le processus de création par lequel nous pouvons nous les représenter.

En tant que composante d’un geste créateur, les lignes rendent singulier le multiple. Elles actualisent un possible, confirmant une forme, stabilisant un trajet. Même si elles sont brisées, elles viennent déterminer un parcours et, ultimement, un monde. Elles redonnent aux pensées un fil, qui leur permet d’échapper au jeu pur des associations et du musement, pour devenir parole, discours, narration. Elles assurent en fait la ligne mélodique d’un chant de pistes. Cette dernière notion, issue de la mythologie aborigène, permet d’articuler le rapport dynamique qui lie le potentiel et l’actuel ou, plus globalement, le champ des possibles et les diverses réalisations auxquelles il donne lieu.

Bruce Chatwin, le premier, a suggéré l’analogie entre chant de pistes et création littéraire. Les itinéraires chantés constituent, pour lui, un phénomène universel, le moyen par lequel les êtres humains marquent leur territoire, en fixent les limites et la forme, afin de le faire exister sur un mode imaginaire. Les premiers mythes étaient des récits d’aventures, des récits d’exploration et de conquête du territoire. Avant de rejoindre l’autre, il fallait se rendre à lui, arpenter le territoire et se l’approprier. L’espace est le lieu premier de l’aventure humaine. Et sa représentation imaginaire est au fondement même de toute forme narrative, quelle que soit sa complexité.

C’est à exploiter les liens entre chant de pistes et création littéraire que cet article est consacré. Je commencerai par décrire la notion même de chant de pistes, avant de chercher à comprendre, dans un perspective géopoétique, certaines de ses manifestations. Je m’arrêterai principalement sur l’idée de musement, terme proposé par C. S. Peirce, afin de rendre compte de l’errance de l’esprit qui, en puissance, ouvre la voie à toute création, à tout chant de pistes. Je reviendrai sur la question des labyrinthes, de ces architectures d’une grande complexité qui s’apparentent aux territoires les plus menaçants et ouvrirai la voie à une réflexion sur le cyberespace, ce nouveau territoire que le réseau Internet permet de déployer. Dans sa structuration même, le cyberespace s’impose comme une manifestation contemporaine de la dynamique au cœur de la mythologie aborigène. Les œuvres hypermédiatiques qui en réalisent certaines des potentialités, apparaissent comme de nouveaux chants de pistes, des chants du moins qui multiplient les strates d’expérience et qui permettent de renouveler notre connaissance du territoire.

 

Chants de pistes

Pour Tim Ingold, « on ne peut pas toujours déterminer avec certitude ce qui distingue une ligne réelle d’une ligne imaginaire, ou pour le dire autrement, un phénomène d’expérience d’une apparition. »2 Ce qui, pour les uns, est un acte de construction du paysage se révèle, pour les autres, une inscription imaginaire. L’exemple donné par Ingold en appui à cette constatation est celui des songlines, les chants de pistes ou pistes chantées, selon les traductions, des aborigènes d’Australie. Ces pistes « ont été tracées par les Ancêtres quand ils arpentaient le pays à l’époque de la création, mythe connu sous le nom de Dreaming [le Temps du rêve], laissant une empreinte à certains endroits du paysage, sur les collines, les roches, les points d’eau et les ravines. »3

L’écrivain voyageur Bruce Chatwin, l’un des premiers qui s’est intéressé à ces chants de pistes, expliquait que ces derniers étaient connus des aborigènes sous le nom d’empreintes des ancêtres ou de chemins de la loi.

Les mythes aborigènes de la création parlent d’êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du rêve. Et c’est en chantant le nom de tout ce qu’ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d’eau – qu’ils avaient fait venir le monde à l’existence.4

Le Temps du rêve est, pour les aborigènes, l’époque de la création du monde. Robert Lawlor explique, dans Voices of the First Day, que « Toute création provient de la même source : le rêve et les agissements des Grands ancêtres. Toutes les étapes, les phases et les cycles étaient présents simultanément dans le Temps du rêve. »5

Les aborigènes australiens ne fractionnent pas leur existence en termes temporels (passé, présent, futur), mais d’actualisation. Leur vie actualise une partie de la création du Temps du rêve. Le passé n’est pas ce qui est terminé, mais ce qui s’impose comme potentialité, comme possible que le présent actualise. Il n’y a pas trois termes, comme avec le temps, mais deux. L’enchaînement est logique et non temporel. Potentialité et actualité. Premièreté et deuxièmeté, pour reprendre le vocabulaire de Peirce. Robert Lawlor explique encore :

Comme pour la graine, la potentialité de tout emplacement terrestre est imbriquée dans la mémoire de son origine. Les aborigènes nomment cette potentialité le Rêve de cet endroit, et ce Rêve est au cœur du caractère sacré de la terre. Et seulement dans des états de conscience extraordinaires peut-on devenir sensible ou se mettre à l’écoute du rêve intime de la terre.6

La plupart des commentateurs signalent que l’idée de rêve ne parvient que difficilement à décrire ce temps mythique de la création du monde des aborigènes. Le terme a été conservé dans les diverses traductions, faute de mieux.

D’autres notions pourraient être proposées pour signaler le caractère fondamental de ce temps. Le Temps du rêve, aurait ainsi dit Peirce, est essentiellement une forme de musement. D’ailleurs, le philosophe américain a résisté, lui aussi, à décrire l’activité de création ou de recréation pure impliquée par son concept comme une forme de rêve. S’il a commencé par le décrire comme une rêverie ou une méditation, il s’est ravisé, précisant qu'il s'agissait avant tout d'une rêverie pleine, sans perte de conscience. Le musement était plutôt de l'ordre du jeu, mais d'un jeu aux propriétés particulières : « c'est du Jeu Pur. […] Il souffle où il veut. Il n'a pas de projet, hormis la récréation7. »

Le Temps du rêve aborigène est aussi un jeu pur, un jeu qui précède toute loi, parce qu’il en est le présupposé. Il souffle où il veut, comme un esprit qui s’aventure sur des chemins peu fréquentés et qui produit de l’inouï, du nouveau et, par la force des choses, une création originale. Le Temps du rêve est une forme d’oubli actif qui permet la production et la création de formes essentiellement nouvelles et inédites. Il s’est imposé peu à peu comme le Temps de la création, une fois enclenché le processus de mythification qui fait du passé lointain une origine.

Le musement est lui aussi un temps du rêve, une pure potentialité. Il se présente comme un dessaisissement, un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. C’est une forme de discours intérieur, qui ne doit pas être conçu comme une dérive occasionnelle, mais comme le moteur même de notre pensée. On peut le comparer à l’association libre, pratiquée en psychanalyse, qui n’est pas le musement, mais une façon d’en mimer le jeu. C’est surtout l’errance d’un esprit en plein processus créateur, processus qui ne nous apparaît qu’à la faveur de circonstances singulières : bruits incongrus, découverte de paysages saisissants, etc.

Muser, c’est perdre la notion du temps, et c’est se perdre dans la contemplation de figures 8. C’est aussi s’inscrire dans le temps du rêve et entreprendre de suivre ses propres chants de pistes, qui apparaissent alors comme cet indispensable ressaisissement par lequel nos éblouissements initiaux prennent forme. Comme un musement, le Temps du rêve souffle où il veut. Les chants de pistes qui lui sont liés découlent de cette conception de l’imagination et du rapport au territoire. Il semble que les Ancêtres, quand ils ont exploré à l’occasion du Temps du rêve le continent australien, aient laissé dans leur sillage une suite de mots et de notes de musique qui constituent des pistes, véritables voies de communication entre les tribus.

Le territoire est marqué par une écriture illisible, voire invisible pour les non-initiés, mais qui lui donne une forme, qui le fait exister. Le Temps du rêve ne peut être abordé, en tant que potentialité, que si des chants de pistes témoignent de sa présence en amont. Une potentialité, par définition, échappe à toute actualisation. Dès qu’elle s’est actualisée, elle a commencé à se dégrader, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, son souvenir. Mais cette trace même imparfaite est la seule façon d’en inférer la présence. De la même façon, le musement ne peut être décrit que si une parole quelconque parvient à témoigner de sa présence initiale. En fait, toute parole, en tant qu’actualité, implique une potentialité que le musement identifie comme processus. S’il apparaît comme le jeu pur d’une pensée libérée de ses amarres, ce qui remonte à la surface n’en est jamais qu’un reste, une pâle version, dénuée de toute vitalité, mais c’est tout de même un témoignage, le seul qui puisse exister.

Pour Bruce Chatwin, ces chants de pistes constituent « un labyrinthe de sentiers invisibles sillonnant tout le territoire australien »9. Le territoire n’a commencé véritablement à exister qu’à partir du moment où il a été chanté dans le Temps du rêve. « En amenant le monde à l’existence par le chant, dit-il, les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel de poiesis, la ‘création’. »10

Dans le mythe grec, pour sortir du labyrinthe, il faut un couple lié par un fil, c’est-à-dire un être qui s’aventure dans le dédale, Thésée, et un autre qui l’aide à revenir, Ariane. Le premier est l’oubli, un oubli en acte, et la seconde, ce qui assure le rappel. Sans Ariane, le labyrinthe est un tombeau. Les mêmes éléments sont essentiels pour revenir et retenir quelque chose du musement. Un couple lié par un fil, celui de la parole. Un être, un museur, qui explore à l’aveugle les voies de l’oubli et de l’échappée, et un autre, un scribe, qui prend note de ce qui a été recueilli.

Les aborigènes, selon Chatwin, ne conçoivent pas « le territoire comme un morceau de terre délimité par des frontières, mais plutôt comme un réseau de ‘lignes’ et de voies de communications entrecroisées. »11

Pour certains, les pistes chantées étaient comme L’Art de la mémoire à l’envers. Dans le merveilleux livre de Frances Yates [Paris, Gallimard, 1975], on apprend comment les orateurs de l’époque classique, Cicéron et ses prédécesseurs, bâtissaient des palais de mémoire en liant les parties de leurs discours à des structures architecturales imaginaires; après avoir fait le tour de chaque architrave et de chaque colonne, ils pouvaient mémoriser des longueurs colossales de discours. Les diverses parties étaient connues sous le nom de loci ou ‘lieux’. Mais en Australie les loci n’étaient pas de simples constructions mentales, mais existaient depuis toujours sous la forme des événements du Temps du rêve.12

Les chants de pistes constituent un labyrinthe de sentiers invisibles, lié au Temps du rêve. Or, le labyrinthe est justement, et très précisément, l’antithèse des palais de mémoire. En tant que structure faite pour s’égarer, il apparaît comme un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, comme une amnésie complète, mais un oubli partiel, une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale, mais impuissante à rétablir les liens qui unissent les tracés entre eux. C’est une pensée qui capte, sans pour autant retenir l’ordre des choses, une pensée désordonnée qui se réinvente sans cesse, car elle ne repose pas sur ce qui est déjà établi. Or, c’est la définition même du musement.

Le chant de pistes est un musement de nature géopoétique. Et on comprend intuitivement que c’est une poétique qui est ainsi mise en scène, un rapport à la création essentiellement dynamique, qui repose sur les potentialités infinies d’un Temps du rêve, métaphore chronotopique et mythologiquement articulée du musement.

Chatwin avait anticipé d’ailleurs ce rapport dynamique à la création, déclarant lors d’une généralisation peu commune chez lui, qu’il avait l’impression « que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire et, en conséquence, organisaient leur vie sociale. Tous les autres systèmes qui lui ont succédé n’étaient que des variations – ou des perversions – de ce modèle originel. »13 Chatwin se plait même à imaginer des chants de pistes « sur tous les continents, à travers les siècles », et des « hommes laissant derrière eux un sillage de chants (dont, parfois, nous percevons un écho). »14 On peut, à sa suite, proposer que la littérature, que toute création artistique ne sont qu’un subtil chant de pistes, la production d’itinéraires chantés ou racontés qui nous expliquent qui nous sommes et d’où nous venons, qui nous inscrivent dans un territoire (culturel et géographique), qui nous y lient et qui, en même temps, l’actualisent. Notre culture n’est rien d’autre que la face actualisée d’une potentialité, véritable rêve d’une socialité en coalescence15.

 

Les lignes brisées et le virtuel

Le chant de pistes est un fil d’Ariane permettant aux Aborigènes de retrouver leur voie dans le labyrinthe du monde. Un fil transmis par les Ancêtres afin de rétablir une continuité dans un monde où règnent les lignes brisées. Un fil, une ligne, afin de ramener le multiple à l’unité.

Dans l’Antiquité grecque, on distinguait deux grands types de labyrinthe. Le tracé à ligne continue et le tracé à ligne brisée. Le premier n’offrait au déambulateur qu’un seul choix, celui d’entrer dans le labyrinthe, afin de suivre son dessin jusqu’au centre. Comme le dit Penelope Reed Doob, avec un tel dédale au tracé à ligne continue, « il n'y a pas de danger de se perdre, par définition. Aucun talent précis n'est requis, sinon la persévérance, pour atteindre le centre ou sortir; le labyrinthe n'est pas inextricable, quoique impénétrable puisse paraître subjectivement son tracé. »16 La désorientation dans un labyrinthe à ligne continue n’est pas liée à une multitude de choix à faire, mais à l’architecture et à la structure même du lieu, à la longueur du tracé, aux tours et détours qu’il fait prendre au déambulateur. Un tel tracé, explique Doob, inspire l'immobilité et le désespoir, la tentation de s'arrêter avant d'avoir atteint le but recherché.

Le labyrinthe à ligne brisée multiplie, quant à lui, les choix à faire et il rend le déambulateur, du fait de ses propres erreurs de jugement, responsable de son destin. On se perd dans un labyrinthe à ligne brisée, le centre ne peut y être atteint qu’à la suite d’une série d’essais et d’erreurs, qui inscrivent l’imprévisibilité au cœur même de son architecture. Le déambulateur doit se soumettre au pouvoir du labyrinthe et aux volontés de son constructeur. La désorientation à laquelle il est soumis lui fait oublier ses déterminations spatio-temporelles. En fait, le labyrinthe à ligne brisée suscite un musement. Il incite à un décrochage, à moins bien entendu de pouvoir récupérer un fil, un chant de pistes qui permet de retrouver sa voie.

L’architecture singulière des labyrinthes à ligne brisée n’est pas une forme obsolète, elle s’impose au contraire comme l’une des données de l’imaginaire contemporain. Si leur figure rejoint la mythologie aborigène, par son insistance sur l’idée d’une déambulation à l’aveugle dans un territoire inhospitalier, elle trouve aussi sa forme accomplie dans nos environnements complexes. Les villes, les bureaucraties, Internet, la mondialisation offrent des lignes hachurées, rompues, dépaysantes et, avec elles, c’est une complexité promue au rang de condition première d’existence qui s’impose. Pour Ingold, « Autrefois trace d’un geste continu, la ligne a été fragmentée – sous l’influence de la modernité – et transformée en une succession de traits ou de points. »17 La transition vers le trait signe le basculement d’une ligne continue vers une ligne brisée, c’est-à-dire le passage à une structure et à une expérience de plus en plus exigeantes. Cette expérience touche notre appréhension même des lieux :

La fragmentation a aussi modifié notre conception du lieu : autrefois nœud réalisé à partir d’un entrecroisement de fils en mouvement et en développement, il est désormais un point nodal dans un réseau statique de connecteurs. Dans nos sociétés métropolitaines modernes, les hommes évoluent de plus en plus dans des environnements qui sont construits comme des assemblages d’éléments connectés.18

En fait, dans nos villes et sociétés contemporaines, la dimension labyrinthique de nos expériences est d’ores et déjà surdéterminée. Nous vivons dans la complexité et nos formes narratives elles-mêmes nous emboitent le pas. Comment pourrait-il en être autrement de toute façon? Avec la multiplication des supports et des formes d’arts narratifs, qu’ils soient littéraires, dramaturgiques, bédéistiques, cinématographiques, vidéographiques, artistiques, situationnels, télévisuels, vidéoludiques et maintenant, avec les développement du numérique, interactifs, nous nous sommes entourés de récits qui n’ont de cesse de nous immerger dans des structures de plus en plus compliquées, faites pour nous égarer. Les formes narratives se sont complexifiées, multipliant les strates, les jeux métafictionnels et métaleptiques, les brouillages entre fiction et réel, les stratégies énonciatives et identitaires. Jamais le musement n’a été aussi prégnant comme modalité expérientielle. Nous sommes fascinés par les enchainements d’images, de voix et de textes que nous offrent nos écrans, fascinés et perdus tout en même temps, présents et absents, attentifs aux mouvements des figures, mais égarés dans une multitudes de récits fragmentés. À la manière des flâneurs du dix-neuvième siècle, nous errons dans des architectures faites tout autant pour nous séduire que pour nous perdre (ou nous faire consommer).

Le développement du cyberespace n’est, en ce sens, qu’une étape de plus dans la labyrinthisation de notre expérience du monde. À un lieu physique répond maintenant un espace virtuel, qui n’est plus qu’architecture. Le cyberespace ne permet plus simplement à des flux de se développer et de varier, il est lui-même un flux, puisque fait d’un courant électrique, pris en charge par des relais électroniques afin de constituer un réseau. Internet est un flux informationnel qui se déploie comme le plus complexe labyrinthe à ligne brisée jamais conçu. Le cyberespace, l’environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu’infrastructure technologique, est un environnement décentralisé, ouvert à la multiplication des relations et des connexions (ne serait-ce qu’en termes techniques où c’est la redondance qui assure la pérennité du réseau). La dynamique n’y est pas fondée sur la tradition, l’identité, la pérennité et la mémoire, mais sur la traduction, la variation, la labilité et, évidemment, l’oubli en acte, le musement. Nous ne sommes plus dans une logique de la durée et de la ligne, mais de l’instant et du trait.

La base du cyberespace est l’hypertexte. Or, ce dernier est l’exemple par excellence d’une structure discontinue. Il représente un ensemble de textes réunis entre eux par des nœuds. Ce n’est pas un document continu, mais un ensemble de fragments, de points interconnectés réunis par des liens électriques, et permettant à un lecteur de passer de l’un à l’autre. Il n’y a pas un seul chemin offert, mais une pléiade de chemins, un dédale. Pour le dire simplement, l’hypertexte est la forme textuelle du labyrinthe à ligne brisée. Or, le cyberespace n’est que l’expression hypermédiatique, projetée à l’échelle d’un réseau entier, de ce principe. On comprend que le musement que le labyrinthe suscite y apparait comme une donnée fondamentale de son expérience.

Une dimension fascinante du cyberespace est, de plus, sa définition en tant qu’espace virtuel. Mais, il faut voir que le virtuel de l’informatique est distinct du virtuel philosophique. Le virtuel désigne, traditionnellement, ce qui n’existe qu’en puissance, ce qui est à l'état de simple possibilité dans un être réel ; le virtuel informatique représente, quant à lui, une possibilité réalisée de façon technique et maintenue dynamique par un réseau. En fait, et de façon tout à fait étonnante, nous retrouvons avec le numérique la dyade au cœur de la mythologie aborigène, qui s’articule comme un jeu entre le potentiel et le réalisé. Le virtuel informatique est un potentiel réalisé de façon technique plutôt que poétique, comme avec le Temps du rêve. Il se déploie et se réalise en fonction de son propre univers de référence, il constitue une réalité en soi et engage son propre principe de découverte du monde, comme si les hyperliens et les trajectoires qu’ils déterminent étaient l’inscription en creux de tracés, de chants de pistes que nous, internautes, pouvions suivre, un clavier d’ordinateur ou un écran tactile sous les doigts. Notre navigation actualise une partie des hyperliens préalablement créés. Les moteurs de recherche sont devenus nos intercesseurs et nous suivons leurs indications sans réfléchir, aboutissant sur des sites dont rien ne nous permettait d’anticiper initialement la présence19.

Nous progressons dans le cyberespace au hasard, comme un museur avance d’une pensée à l’autre, sans trop chercher à comprendre ce qui motive les liens actualisés. En fait, nous progressons dans le cyberespace en fonction non pas tant d’un principe de découverte, qui implique enquête et véritable recherche, fondée sur l’attention, que sur un principe de révélation, qui se contente d’une faible attention. Nous nous rendons disponibles à des éblouissements, à des révélations, dont la dimension apocalyptique n’est jamais très loin, ne serait-ce que par l’étymologie même du terme.

Notre progression s’y fait donc à l’aveugle. Elle mime en cela la déambulation dans un labyrinthe à ligne brisée, où l’instant l’emporte sur la durée, le trait sur la ligne, et la désorientation, systématiquement reconduite, incite aux mouvements brusques et aux avancées par à-coups. Le cyberespace incite au musement, comme le fait le labyrinthe, et comme l’implique de façon presque organique l’idée des chants de pistes.

 

Sur les rails

Nous vivons entourés de lignes brisées, de lignes actuelles, imaginaires, virtuelles, ayant définitivement labyrinthisé notre monde. Nous pouvons nous sentir éloignés de la réalité des aborigènes, qui vivaient et vivent encore dans un dénuement presque complet, mais leur conception d’un chant de pistes peut nous permettre de retrouver, confrontés que nous sommes à un environnement toujours plus complexe et abstrait, une certaine cohérence dans l’accumulation des possibilités.

Dans les œuvres hypermédias, notre progression a tout d’un chant de pistes. Les œuvres elles-mêmes se déploient comme une interface entre un processus de création, à l’image d’un Temps du rêve, et un dispositif à explorer. Elles ne se donnent pas comme un produit fini, mais un espace à arpenter et à découvrir, une architecture virtuelle à expérimenter, et elles se comportent à la manière d’un microcosme du cyberespace dans sa totalité. Un des thèmes de prédilection de ces œuvres est d’ailleurs l’espace urbain, en raison, de sa complexité croissante, de son impact sur les modes de structuration de l’expérience humaine et, ultimement, de son influence sur l’imaginaire contemporain.

Les œuvres hypermédiatiques mettent en jeu une urbanité qui s’étend au-delà des frontières géographiques et des espaces usuels et elles viennent en offrir une sémiotisation capable, de par sa complexité même, d’en reproduire l’expérience, axée sur les lignes brisées et leur logique du tâtonnement et de l’errance. Un projet tel que GARES, mis en ligne par La Traversée, l’atelier québécois de géopoétique20, en collaboration avec l’artiste québécois Sébastien Cliche, en offre un exemple tout à fait éloquent. L’œuvre, en ligne depuis l’automne 2012 sur le site de la revue de littérature hypermédiatique bleuOrange21, se présente comme une renégociation de notre rapport à ce lieu de passage souvent mal connu que sont les gares. Il vient prendre à rebours leur expérience. D’entrée de jeu, le caractère ingrat du réseau des gares de l'île de Montréal est mis de l’avant. Ce dernier, apprend-on d’emblée :

[…] ne correspond plus à l’imaginaire ferroviaire hérité des siècles passés, où ce moyen de transport a longtemps été associé à la conquête et à la maîtrise du territoire. Les gares contemporaines sont fonctionnelles, anonymes, et leur architecture est standardisée, pour ne pas dire ingrate. Tout y est axé sur la fluidité et la rapidité, ce qui favorise peut-être le va-et-vient des usagers aux heures de grande affluence, mais aussi l’ennui et l’inconfort en période d’accalmie.22

Il s’agissait donc, pour Sébastien Cliche et les membres de La Traversée, d’investir ces gares banalisées à l’extrême et rendues parfaitement insipides. Ils ont pris des photographies et fait des dessins, procédé à des captures sonores et vidéo, et surtout ils ont noté et écrit, des textes rédigés in situ qui témoignent d’une expérience tout autant que d’un imaginaire des lieux. Il en résulte une œuvre ouverte, essentiellement interactive, qui revisite ces lieux en les ré-imaginant. L’espace urbain n’y est plus conçu en tant qu’ensemble statique et aseptisé régissant l’habitation et le travail, mais en tant que lieu de passage et de transit, à la manière d’une hyperville23.

Figure 1. GARES. Page d’accueil : plan du réseau des gares de l’île de Montréal.

 

GARES explore un réseau de chemins de fer, un ensemble de lignes et de nœuds qui viennent surdéterminer un territoire, en actualisant ses zones privilégiées, en établissant de véritables lignes de force, de tension et de failles. Avec un chemin de fer, il ne s’agit pas de lignes fantômes ou imaginaires, mais de lignes réelles, de rails et de traverses, de gares aussi, nœuds par lesquels les voyageurs entrent ou sortent du réseau. Mais, sur la base de ces lignes réelles, GARES déploie un ensemble hétérogène de lignes imaginaires, alimentées de courts récits, de notes de terrain, d’anecdotes et d’observations, de photographies et de dessins. L’espace contraint du réseau ferroviaire, par le biais de ses gares qui agissent alors comme véritables seuils, s’ouvre à un espace de création, un espace imaginaire, où la transhumance contemporaine est prise à rebours. L’opacité du transport pour le voyageur, du transport en commun et de sa cécité caractéristique, se transforme en transparence géopoétique qui donne à voir de biais ou à rebours et qui cherche à apercevoir ce qui autrement passe inaperçu. Si, comme le dit Ingold, « le transport transforme chaque piste en l’équivalent d’une ligne pointillée »24, ou d’une ligne brisée, un projet géopoétique tel que GARES entreprend de redonner une certaine cohérence à cet éparpillement de points et de traits. Mais la cohérence n’est pas une ligne continue, du moins, elle ne se donne pas d’emblée comme une telle ligne. Elle s’offre en fait comme une ligne en devenir, une potentialité qu’il revient au lecteur ou à l’internaute d’actualiser en réalisant son propre parcours, ou encore, pour reprendre l’analogie, en le transformant en son propre chant de pistes.

Le réseau ferroviaire, un labyrinthe en soi, est devenu le prétexte d’un second labyrinthe, imaginaire celui-là, un dédale d’hyperliens et de nœuds. GARES se donne en effet comme une œuvre hypermédiatique, dans laquelle l’internaute peut se perdre, progressant à l’aveugle par le biais des mots-clés apparaissant à l’écran avec chaque nouveau fragment, comme autant de points sur une ligne, tout comme il peut se réorienter, à l’aide d’un fil d’Ariane, composé de réseaux textuels préétablis (activés par la flèche au bas de l’écran). L’internaute actualise en fait ce qui a été initialement écrit et noté, et il trace à partir de ces données son propre trajet, ses propres pistes. GARES n’est pas tant ce qui a été initialement imaginé que ce que l’internaute lui-même actualise lors de sa navigation. C’est une partie de ce réseau imaginaire qu’il réalise, un tronçon singulier, un chant personnel, même s’il est fait de mots et d’images déjà énoncés et captées. Il actualise ainsi une ligne, la sienne, faite de son propre musement, dont elle n’est que l’expression approximative ou le fantôme, comme toute ligne imaginaire.

Figure 2. GARES. Page associée à la gare Vendôme., by Hochelaga imaginaire

GARES se donne à explorer dans le cyberespace, l’œuvre fait partie de cet univers culturel virtuel supporté par le réseau Internet. Elle s’inscrit dans ce flux d’information qui le définit. Et elle est elle-même flux. C’est le flux d’une parole et d’une écriture distribuées le long d’un réseau de transport; celui d’une pensée collective qui, empruntant des voies de communication croisées, tente de déjouer les parcours préétablis afin de reprendre, sur un mode imprévu, l’exploration du territoire; celui enfin d’un principe de navigation qui fait de l’éblouissement et de la révélation ses principes de découverte et de connaissance.

En tant qu’œuvre hypermédiatique, GARES multiplie les lignes et les labyrinthes et les enchevêtre afin de les faire résonner les uns avec les autres : labyrinthe physique du chemin de fer montréalais, labyrinthe d’un cyberespace devenu espace de création, labyrinthe d’une œuvre interactive non linéaire. S’il participe pleinement de cette labyrinthisation du monde qui est l’apanage de notre époque, il entreprend tout de même de profiter de ces labyrinthes et de leurs ressources imaginaires afin de maintenir un regard poétique, voire géopoétique, sur les modalités fondamentales de notre expérience du monde.

Figure 3. GARES. Page associée à la gare Bois-Franc.

 

Retour à la ligne

Penser la ligne, dans sa complexité, c’est penser le destin d’une forme essentielle à l’expérience humaine.

La ligne n’est pas un but en soi, elle est une forme en transition, entre ce qui la constitue, le point, dont l’accumulation engendre la ligne, et ce qui la complète, le volume, qui ne peut se comprendre que sur la base de ces traits qui le composent, lignes et points confondues. On ne peut penser la troisième dimension sans les deux premières. On peut considérer isolément la première, le point, et la deuxième, la ligne, mais, tout comme on ne peut penser la ligne sans le point, on ne peut envisager le volume ou l’espace, sans la ligne et le point. Ils sont soudés.

C’est dire que toute pensée du territoire, de la déambulation dans un espace, de l’architecture, de l’organisation du vivant ne peut se passer de la ligne, parce que celle-ci, quelle que soit son état, du trait au vecteur jusqu’à la ligne infinie de l’horizon, est au cœur même de notre rapport au monde.

Il n’y a pas que l’écriture qui en illustre la présence intrinsèque, toute intervention dans le monde peut se ramener à un jeu entre des lignes. Il en va de la ligne comme du code binaire au cœur de la révolution numérique et de la culture de l’écran qu’elle introduit. Le langage des zéros et des uns permet de tout traduire, de tout remédiatiser, c’est d’ailleurs sa très grande force. La ligne, en tant qu’ensemble de points et de blancs, permet de la même façon de tout représenter, de tout rendre présent. Elle est au cœur de l’architecture de la vie.

Il n’est pas surprenant alors qu’on ait tenté, et de multiples façons, de s’affranchir de la ligne, qu’on ait cherché à la rompre, à en briser la continuité et cette cohérence qu’elle engage nécessairement. Le musement est un tel acte de liberté face à la ligne, comme si le jeu pur d’une pensée sans attache, d’une pensée qui se déploie par points inconséquents et arbitraires, pouvait contrecarrer la loi de son actualité. Mais un tel jeu n’est possible que si on parvient à en sortir : un tel dessaisissement ne devient réel que s’il s’actualise, ne serait-ce qu’en partie, ce qui requiert un fil, l’expression même de la ligne. Il n’y a pas de sortie du labyrinthe sans fil, le mythe nous le dit en toutes lettres. Comme il n’y a pas de pensée sans parole.

Figure 4. GARES. Page d’entrée de la gare Beaurepaire.

 

  • 1. Ingold, Tim, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Éditions Zones sensibles, 2011, 70. L’essai a servi notamment de point de départ à l’exposition Une brève histoire des lignes du Centre Pompidou de Metz à l’hiver 2013.
  • 2. Ibid., 71.
  • 3. Ibid.
  • 4. Chatwin, Bruce, Songlines / Le chant des pistes, in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque Grasset, 2005 [1987], 606.
  • 5. Lawlor, Robert, Voices of the First Day. Awakening in the Aboriginal Dreaming, Rocherster, Inner traditions, 1991, 15. Je traduis.
  • 6. Ibid., 1. Je traduis.
  • 7. Peirce, C. S., « Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », in Lire Peirce aujourd'hui, G. Deledalle, éd., Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 174.
  • 8. J’ai exploité cette relation de façon soutenue dans Figures, lecture, logiques de l’imaginaire, tome 1, Montréal, Le Quartanier, 2007, ainsi que dans La libre brisée. Labyrinthe, oubli et violence, tome 2, Montréal, Le Quartanier, 2008.
  • 9. Chatwin, Le chant des pistes, op. cit., 606.
  • 10. Ibid., 619.
  • 11. Ibid., 661.
  • 12. Ibid., 906.
  • 13. Ibid., 907.
  • 14. Ibid., 907-908.
  • 15. Penser la création comme un chant de pistes, à la manière de Chatwin, c’est faire du territoire, quel qu’il soit, l’objet premier de tout geste créateur et adopter, ultimement, une posture géopoétique. Définie par Kenneth White, la géopoétique constitue un champ de recherche et de création orienté vers un renouvèlement du rapport au territoire. Cette approche, à la croisée de la science et des arts, « est une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre […], développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé. » (http://www.kennethwhite.org/geopoetique/)
  • 16. Doob, Penelope Reed, The Idea of the Labyrinth from Classical Antiquity Through the Middle Ages, Ithaca, Cornell University Press, 1990, 50. Je traduis.
  • 17. Ingold, Une brève histoire des lignes, op. cit., 100.
  • 18. Ibid.
  • 19. L’argument est développé dans B. Gervais et Anaïs Guilet, « Esthétique et fiction du flux. Éléments de description », Protée, 2011, 39: 1, 89-100.
  • 20. Les activités de La traversée sont répertoriées sur le site web du groupe. http://latraversee.uqam.ca/
  • 21. http://revuebleuorange.org/numero/06. Consulté le 4 février 2014.
  • 22. http://aplacewhereyoufeelsafe.com/gares/, section « à propos ». Consulté le 4 février 2014.
  • 23. Dans sa réflexion sur les villes numériques, Benoit Bordeleau propose, à la suite de Manuel Bello Marcano, cette idée d’une hyperville, d’un espace urbain dépendant d'un système de relations plutôt que d'une géométrie spécifique. L’hyperville doit être comprise : « comme une réactualisation incessante des matériaux et des réseaux disponibles dans le moment, non pas pour gagner cette course vers le quotidien qui semble animer une multitude de discours à l’heure actuelle, mais afin de préserver une culture qui, de plus en plus, décloisonne les espaces. » B. Bordeleau, « La ville numérique I. La ville entre données et sensibilités », Dossiers thématiques, NT2, juillet 2008. Consulté le 4 février 2014.
    http://nt2.uqam.ca/fr/dossiers-thematiques/la-ville-numerique-i#hyperville
  • 24. Ingold, Une brève histoire des lignes, op. cit., 106.