Déambuler rue Ontario

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Texte initialement paru en 2013 dans L’idée du lieu, sous la direction de Daniel Chartier, Marie Parent et Stéphanie Vallières. Coll. «Figura», no 34. Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires: Figura, le centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, p. 117-138.

 

Déambuler rue Ontario. Raboudinage d’une artère montréalaise

 

« Sus é plans, une grande ville cé peut-être un croisement de veines pis d’artères, mais dans les faits, cé un raboudinage de milliers de ptits bouttes de rues1. »
- Jean-Claude Germain, « Bouttes de rues »

 

Chaque matin, je passe devant La Pataterie après avoir remonté la rue Bourbonnière. Chaque matin, c’est le même scénario ou presque qui se joue derrière une vitrine annonçant les hot-dogs steamés à 89 sous, les cinq trios, le cheeseburger double bacon… Des vieux seuls, en tête à tête avec le Journal de Montréal — rarement autre chose — qui laissent refroidir leur café dans une tasse de styromousse. Malgré la chaleur qui règne à l’intérieur, ils gardent leur manteau, jamais bien épais, serti de mains grises et calleuses au bout de manches à rebords jaunis. Une femme, du bout des doigts, retient son visage. Une circulaire sous les coudes. À ses pieds, un sac de toile rempli de canettes, de bouteilles et de sacs de plastiques. Le comptoir est à peine perceptible de l’extérieur. Une ombre appuyée sur la caisse, vers la gauche. À l’autre extrémité, une ombre en uniforme qui, sans doute, gratte une plaque de cuisson. Dans cette boîte de verre, d’huile et de briques, rue Ontario, on attend midi — on attend que le temps passe.

 

Si certaines artères de la ville de Montréal, comme Saint-Laurent (la Main), Saint-Denis, Saint-Urbain et Sainte-Catherine, ont obtenu leurs lettres de noblesse par le biais d’œuvres littéraires marquantes, leur vie culturelle ou la diversité de leurs habitants, il n’en va pas de même pour la rue Ontario. Celui qui déambule rue Ontario, à Montréal, se rend compte rapidement qu’il entre en contact des mondes contrastés qui, pourtant, témoignent d’une certaine cohérence. Entretenant un rapport métonymique avec les quartiers qu’elle traverse, à savoir le centre-sud et Hochelaga-Maisonneuve, cette Main de l’East Side montréalais, tantôt espace de liberté, tantôt cimetière, est présentée dans la chanson populaire et dans la littérature québécoise comme une courtepointe. Les sujets qui s’y attardent empruntent souvent les traits du chiffonnier, constituant leur propre identité au fil des impressions glanées ici et là au fil de leur marche. Le texte qui suit, à sa manière volontairement fragmentaire, essaie de saisir l’essence de ce lieu de seconde main dans une perspective de recherche-création.

C’est à la suite de l’achat de terres appartenant à Sir John Johnson par les hommes d’affaires John Solomon Cartwright et J. B. Forsyth que trois voies ont été construites : Huron, Érié et Ontario. Cette dernière, qui a été prolongée d’ouest en est, traverse aujourd’hui les arrondissements montréalais de Ville-Marie, de Mercier Hochelaga-Maisonneuve et de Rivière-des-Prairies Pointe-aux-Trembles, et aurait été nommée avant 1842, selon le Répertoire historique des toponymes montréalais2. Elle s’étire sur un peu plus de six kilomètres, de la rue Saint-Urbain jusqu’à la rue Ida-Steinberg, aux abords du parc Saint-Clément. Plus à l’est, passé les voies ferrées, la rue réapparaît de façon sporadique. Pour qui croirait que l’odonyme provient de la province voisine du Québec, détrompez-vous : la rue a plutôt été nommée d’après le lac, et « Ontario » provient du mot skanadario qui en langue huronne signifie « belle eau scintillante ». Pour qui connaît la rue en question, ce nom prend à certains égards des traits ironiques.

 

Avenue Valois, une fillette s’en donne à cœur joie dans un cornet de crème glacée rose (fraise, framboise?) : elle a le crâne rasé à « deux ». Les poux, sans doute. Sur Ontario, passage par l’épicerie où une mère et son fils se communiquent leurs captures par talkie-walkie : les pains burgers, le steak haché, le mozz’, le six pack, la litière pour le chat et les dégâts d’huile dans le garage…

 

La rue est une voie bordée, au moins en partie, de maisons, dans une agglomération (ville ou village, bourg), et souvent identifiée par un nom, selon le Grand Robert de la langue française. L’étymologie du mot « rue » renvoie au latin tardif ruga (attesté dès 1080, dans la Chanson de Roland), qui signifie « ride », par extension « rugueux » et, par métaphore, « chemin ». La métaphore corporelle insinue ainsi que la rue est un tissu vivant. Par métonymie, le terme inclut les gens qui y habitent et non pas seulement le cadre bâti. La rue, c’est ce qui confère un âge à la ville et c’est à partir d’elle qu’on peut témoigner de sa vivacité.

De l’habiter d’un lieu, qu’il s’agisse d’une rue ou d’un appartement, Pierre Sansot écrit que « [l]’essentiel est que ce soit du narrable, que de ce lieu où l’on vit l’on puisse en parler, même s’il a mauvaise réputation, même s’il suscite la méfiance3 ». La proposition de Sansot rejoint l’idée de visibilité évoquée par Yi-Fu Tuan et qui se manifeste, entre autres, là où le lieu comporte « une importante réserve de faits dans lesquels les générations successives ont la possibilité de puiser pour conserver et recréer leur image du lieu4 ». Il y a donc passage de l’expérience du lieu dans le discours qui, à son tour, influence les modalités mêmes de l’expérience : en ce sens, les représentations du lieu se posent soit comme le témoignage d’une manière d’habiter ou, dans le meilleur des cas, comme un faire habiter5, tel que le propose Rachel Bouvet dans son article « Topographier pour comprendre l’espace romanesque ».

Je ferai appel à la notion de stéréotype, telle que définie par Ruth Amossy. S’il est « [e]ngagé à son insu dans une activité répétitive et stérile, l’individu s’épuise à retrouver dans l’univers les formes préconçues qu’il projette sur lui6 » : cet aspect permettra d’éclaircir les tensions entre les répétions et les différences, donc les écarts entre les œuvres abordées, mais aussi les écarts entre les représentations et l’expérience intime. C’est donc dans les traces de l’habiter (dans une rhétorique habitante) que nous retrouverons ce qui définit le lieu et qui sera en mesure de le rendre à une certaine lisibilité, car, comme l’écrit Jean-Noël Blanc, « [o]n connaît une ville avec les pieds et avec les livres. Il faut suivre les rues et les lignes, croiser les pas et les pages, marier la pierre et les mots7 ». Il en va de même avec les quartiers, mais aussi avec les rues et les « bouttes » de rues.

La rue Ontario sera ici prise à bras le corps, avec ce qu’elle offre de discours existants dans les textes littéraires et dans la chanson populaire québécoise. L’absence des textes de Denis Vanier, de Josée Yvon et d’Anaïs Barbeau-Lavalette, entre autres, pourra surprendre. Il s’agit moins, ici, d’épuiser les discours portant sur la rue Ontario que d’en faire dialoguer quelques-uns avec l’expérience d’une géographie affective8. Car pour qui décide de flâner dans son quartier et d’en saisir le quotidien par la transcription du banal, le lieu n’a pas de grammaire en soi : plutôt, le lieu et son idée se construisent au fil d’une écriture où le patchwork agit comme mode premier d’énonciation. Les rapprochements singuliers, voire hasardeux, ne font pas que redoubler le réel, mais lui donnent une autre trame, une épaisseur au confluent du sens et des sens. Le lieu dont il est question ici en est un où les objets, les édifices sont laissés à l’abandon, les sujets s’éteignent, pour mieux réapparaître sous une forme renouvelée. C’est un lieu où, malgré tout, on dit « oui » à la vie.

 

Je prends à droite, avenue Valois. Un cœur a été tracé au rouge à lèvres sur le pare-brise d’une Civic, le tube ayant servi pour le crime est glissé sous l’un des essuie-glaces. Une odeur ténue de cannelle, mêlée à quelques notes de lavande, s’échappe d’une porte entrouverte. Au pas de la porte du 2051, un jeune matou surveille le moineau blessé qui constitue le butin de sa soirée. Devant moi, Ontario s’ouvre. Elle n’est pas glorieuse, cette rue, du moins c’est ce qu’on en dit. Plus encore que Darling ou Adam, c’est peut-être Ontario, ma belle eau scintillante, que j’ai adoptée en m’installant dans le quartier. Devant l’épicerie, une habituée du trottoir et des grands frettes joue les Territorial Pissings de Nirvana.

 

Rue principale d’un quartier de misère

On attend le chèque une semaine trop tôt, cerné jusque sous la mâchoire. On attend de sortir le sachet trop cher payé pour la shit qu’il contient. On attend tellement que les rêves se réalisent qu’on préfère attendre avant de rêver. On attend, dans l’Est, avec tout ce que l’Est a d’esticité.

 

Sans contredit, la chanson « Rue Ontario9 », de Bernard Adamus, est l’œuvre qui a su le mieux cristalliser l’idée générale de l’artère montréalaise en question. Le rayonnement qu’elle a connu dans les médias québécois en fait son œuvre iconique. Accueilli sur le plateau de la messe dominicale télévisuelle Tout le monde en parle, en février 2011, Bernard Adamus a fait son entrée au son de cette pièce, désormais jouée à la radio régulièrement et primée par la SOCAN, qui dépeint la rue Ontario comme le « royaume des cops et des vendeux d’dope ». Premier résultat sur Google lorsqu’on tape « rue Ontario » dans la barre de recherche, cette chanson a connu un succès certain en profitant de différentes versions présentées aux émissions Mange ta ville10 et Bande à part11 et qui ont proliféré via des plateformes de partage de vidéos comme YouTube. L’artère commerciale y est relativement bien circonscrite : elle se trouve au sud du parc Lafontaine, entre la rue Saint-Laurent et l’avenue Letourneux. Aussi, la rue semble divisée : d’une part, le Centre-Sud (et plus largement Ville-Marie) qui n’est jamais explicitement nommé, d’autre part le quartier qui se trouve de « l’autre bord du viaduc », à savoir Hochelaga-Maisonneuve. Le viaduc en question est celui qui se trouve tout juste à l’ouest de la rue Moreau et qui donne sur une gare de triage du Canadien Pacifique. Dans le cadre de la performance d’Adamus à l’émission Mange ta ville, cette division est cependant niée par la présence du groupe de musiciens sur la terrasse du bar St-Vincent (qui donne sur la Promenade Ontario). Déjà, Jean Hamelin, dans ses Rumeurs d’Hochelaga, qui témoignent des années 1930, attestait une unité entre les portions de la rue. Ainsi, écrit-il, « au-delà du tunnel de la rue Moreau, qui borne Hochelaga à l’ouest, c’est un prolongement (en pis) d’Hochelaga qui défile12 […] ». La présence du tramway, à l’époque, en faisait aussi le principal lien avec le reste de la ville de Montréal et donnait la mesure du quartier : « C’est le moment où la rue, l’on peut dire le quartier, connaît sa plus grande animation13. » La fonction de rue principale (Adamus utilise le terme « main » dans sa chanson) semble avoir traversé le temps. La ligne d’autobus 125 aura remplacé les tramways, et les ouvriers, en mal d’usines, ont laissé leur place à une faune bigarrée.

Échafaudée sur un air de blues américain, « Rue Ontario », agrémentée de basses aux saveurs techno pop orchestrées par Marie-Hélène Delorme (DJ MHMHMH), rappelle le passé ouvrier du Centre-Sud et la misère qui y règne toujours. Les « crack houses » et les « pawn shops », évoqués dans la chanson, côtoient les restaurants plus ou moins propres qui accueillent quotidiennement leur lot de personnes âgées. Ce quartier, ici concentré en une seule rue, magouilleurs et prostituées en constituent la faune. Bien que la vie difficile et l’aspect peu accueillant soient mis au premier plan de cette chanson, il ne s’en dégage pas moins une forme d’empathie pour ses habitants les plus fauchés : quand Adamus chante qu’il a croisé son « vieux chum Sam » et que ce dernier connaît « l’son d’la cacanne », il suspend son jugement et n’énonce que les faits d’une réalité qu’il a lui-même connue. Il pose aussi un regard lucide sur les petites violences quotidiennes en chantant que « Johnny a l’talking un peu rude avec la grosse Denise ». Quartier de misère au visage pluriel, la rue Ontario et les quartiers qu’elle traverse se retrouvent inscrits, par le biais des choix musicaux d’Adamus, dans la longue tradition de la musique issue du prolétariat noir, à cette différence que nous avons affaire ici à des Québécois (francophones, faut-il le préciser).

Adamus dresse un portrait peu reluisant du quartier ouvrier d’Hochelaga-Maisonneuve, au même titre que les Cowboys fringants qui, sur l’album Motel Capri lancé en 2001, livraient la chanson « Voyou14 ». Y sont racontés à la première personne le manque d’éducation du protagoniste, ses petits boulots qui se succèdent, sa descente progressive dans la délinquance. Le groupe originaire de Repentigny adopte un regard très politisé, à l’image du reste de leur œuvre : le stéréotype de la « grande misère » est ici repris pour véhiculer des valeurs prolétaires s’approchant fortement du simple cliché. Là où Adamus se contente de décrire la rue, les Cowboys fringants l’utilisent comme décor pour un récit de vie dont la morale est, somme toute, simpliste. De son côté, le collectif Atach Tatuq, auquel la rappeuse Dee prête sa voix pour la chanson « Australie15 », propose l’image d’une rue, entre Berri et Papineau, peuplée de prostituées, de drag-queens et de junkies dont le quotidien est ponctué d’agressions physiques entendre sexuelles. C’est ici avec le Plateau Mont-Royal et ses propriétaires crapuleux que la chanteuse compare la rue Ontario. Chez les Cowboys fringants et Atach Tatuq, l’embourgeoisement du quartier est dénoncé. Faut-il le rappeler, depuis le début des années 2000, de nombreux commerces ont permis de revitaliser le quartier et le nom HoMa, se voulant plus chic, a vu le jour. Ce développement trouve sa pleine expression sur la Place Simon-Valois, à l’angle des rues Valois et Ontario.

Force est de constater que ces représentations dans la chanson contemporaine brossent en général un portrait plutôt univoque d’un endroit complexe : s’y conjuguent pauvreté matérielle, intellectuelle et affective, bref la grande misère. On en trouve d’ailleurs les premières traces dans une chansonnette écrite par Charles Duchamp sur une musique de Sinsens, intitulée « Sur la rue Ontario16 », publiée dans l’édition du 26 avril 1913 du journal Le Passe-Temps, où le protagoniste fait la rencontre d’une « négrosse » qui finira par lui voler tout son argent à l’hôtel. Racisme, crime et désintérêt des forces policières sont conviés dans une scène qui se présente sous les traits de la routine et de la légèreté : tout cela est maintes fois réaffirmé dans le contenu des chansons présentées précédemment.

 

Marchant rue Ontario, Monsieur Lénine, avec sa canne, sa casquette d’ouvrier et sa barbiche, m’accoste. « C’est votre premier enfant? » qu’il fait, désignant Petite Loutre, qui se laisse trimballer dans le porte-bébé. Je lui réponds par l’affirmative alors que, s’ajustant aux accélérations et ralentissements de mes pas, il se met à me raconter des pans de sa vie. « Vous savez, j’ai eu trois enfants… L’un d’eux, mon fils, est mort, à vingt ans, la veille de Noël… Une double embolie pulmonaire, c’est foudroyant… Ma fille, elle, fait de hautes études en “laboratoire”… » Monsieur Lénine brandit sa canne devant lui et nous nous retrouvons rue La Fontaine. Il m’explique que nous croiserons quelque chose de merveilleux : « Voyez cet arbuste, tout juste à côté de l’escalier, c’est un cognassier. Son fruit est le coing… Prenez-en un, bien qu’il ne soit pas mûr. Vous pourrez le montrer à votre épouse! » Plus loin, un if, dont le fruit toxique…

 

Une identité de chiffon

Si les chansons font le portrait des habitants archétypaux de la rue Ontario, les discours littéraires permettent de complexifier l’idée de la rue en nous introduisant à des sujets en mutation, dont l’essence nous file entre les doigts. Dans le roman Ces spectres agités17, Louis Hamelin décrit la vie tumultueuse de Vincent, Pierre et Pietr, trois colocataires qui se retrouvent sur le chemin de l’écriture, mais aussi sur celui d’une femme, Dorianne, dans le quartier Centre-Sud à Montréal. Coureuse de bars et de night life, Dorianne ne dort jamais que le jour et semble ne pas avoir d’âge. L’intrigue la fera constamment osciller entre dépression, passion sporadique, alcoolisme et même vampirisme.

Il s’établit une étroite correspondance entre Vincent et la rue Ontario même, à tel point qu’il la qualifie de « rue ontologique par excellence18 ». Si l’on peut noter un rapport homophonique entre « Onta » et « onto », il est tout à fait possible d’y voir un jeu de mot sur la débandade psychologique que subit Vincent dans son quartier. Ses déambulations sur Ontario deviennent liées à la refondation de son être.

L’auteur offre aussi l’une des descriptions les plus fantastiques (au sens littéraire du terme) de la rue Ontario, D’entrée de jeu, c’est la description de la Macdonald Tobacco (aujourd’hui Japan Tobacco International — Macdonald), dont « le beffroi jauni [est] comme un doigt sur lequel l’horloge sclérosée aurait plaqué un ongle19 », qui donne un aspect glauque à la représentation du quartier. Ce « Big Ben des pauvres20 », comme l’écrit Louis Hamelin, se pose comme la marque d’un arrêt du temps ou, du moins, de son freinage. Ce passage évoque aussi les habitants du quartier qui, s’ils ne proviennent pas du passé lui-même, sont perçus comme des rebuts, apparaissent en voie de décomposition :

Je tournais le dos à la Macdonald Tobacco et à son heure vétuste de Big Ben des pauvres et je m’engageais sur ce fleuron de la cartographie des mal aimés, section est, l’anti-Éden. L’essence brute de l’être montréalais y crevait le quotidien en sursis. Je m’avançais au milieu des cohortes guenilleuses, dans le claquement des pans de paletots passés, plongé dans ce résidu de peuple aux paupières rabattues sur le réel, flot noir échappé des havres du paupérisme prospérant sur chaque rive. J’y croisais les vieillards les plus décatis, les handicapés les plus amoindris, les itinérants les plus repoussants, les robineux les plus desséchés, les rockers les plus rockers, les dérangés les plus damnés de toute la ville, les plus adonnés à la mussitation, à la nutation, à la prière muette et à la prosternation hernieuses, à la chorée variée des croyants avariés21.

 

Si la mussitation et la nutation décrivent respectivement le remuement des lèvres sans produire de son, et une oscillation continuelle et involontaire de la tête, d’avant en arrière et de gauche à droite, le lecteur ne peut éviter d’y voir là les traits pathétiques du zombie. Cette description n’est pas sans rappeler celle de l’improbable masse que décrit Edgar Allan Poe dans la nouvelle « The Man of the Crowd », où les passants sont déshumanisés, comparés à de simples pantins22 :

[…] des ivrognes innombrables et indescriptibles, ceux-ci déguenillés, chancelants, désarticulés, avec le visage meurtri et les yeux ternes, ceux-là avec leurs vêtements entiers, mais sales, une crânerie légèrement vacillante, de grosses lèvres sensuelles, des faces rubicondes et sincères, d’autres vêtus d’étoffes qui jadis avaient été bonnes, et qui maintenant encore étaient scrupuleusement brossées, des hommes qui marchaient d’un pas plus ferme et plus élastique que nature, mais dont les physionomies étaient atrocement effarées et rouges, et qui, tout en allant à grands pas à travers la foule, agrippaient avec des doigts tremblants tous les objets qui se trouvaient à leur portée23 […].

 

 On se souviendra que le principal protagoniste de cette nouvelle est entraîné dans les quartiers de l’Est de Londres, là où les gin palaces règnent en maîtres. La tendance générale du roman de Hamelin à glisser vers le fantastique justifie ce rapprochement avec Poe dont l’oeuvre renforce l’imaginaire glauque associé à la rue des quartiers populaires. Si le sujet foulant cette rue se constitue une identité de chiffon en glanant ici et là des fragments de celle-ci, en agrippant « avec des doigts tremblants tous les objets qui se trouvaient à leur portée », la rue elle-même est un patchwork d’emprunts et de comparaisons à des univers urbains dont l’imaginaire est constitué de façon relativement nette, tel le Londres de Poe.

Mais l’idée de la rue Ontario se définit aussi à partir de celle d’autres artères constitutives de l’imaginaire montréalais. Elle est par exemple mise en parallèle avec la rue Sainte-Catherine, décrite comme faisant « la pute et ne [voyant] pas de différence, mâle ou femelle », tandis que le boulevard de Maisonneuve se fait passer dessus, métaphore sexuelle oblige, par le « fringant trafic motorisé ». La rue Ontario, elle, est décrite comme naturelle, « même si elle se maquill[e] beaucoup24 ». Elle est cette jeune fille sage qui tente de faire comme ses grandes sœurs. La comparaison la plus riche reste toutefois celle à la rue Saint-Laurent : « Ontario était une seconde Main et tout sur Ontario était de seconde main25. » En plus d’être une artère commerciale importante qui comprend le mythique Red Light à l’angle de la rue Sainte-Catherine, la Main représente aussi la frontière entre les communautés anglophone et francophone de l’île de Montréal (bien que cette frontière ne tienne plus dans les faits). Or, la rue Ontario ne sépare pas des communautés différentes, ni même des quartiers proprement dits. Plutôt, dans Ces spectres agités, cette artère incarne une tension entre les quartiers populaires et le lieu symbolique de la culture qu’est l’Université du Québec à Montréal. La rue, telle un ruban, a pour fonction de relier ce qui, dans les faits, se repousse. Cette rue n’appartient à personne; elle apparaît comme un calque de rues bénéficiant de portraits mieux définis.

 

Elle traîne ses vieux jours sur les trottoirs de la rue Ontario. Elle ne mendie pas, ne se vend pas non plus, mais elle regarde les gens dans les yeux, pour savoir s’il leur reste un peu de poussière dans le creux du cœur. Son nom, personne ne le sait. C’est Flore ou Lorraine, Anne ou Lucie… Elle porte sur ses épaules tous les noms perdus de la ville. Les dimanches, elle nettoie son grand trench coat décati par la pluie et le soleil, rosit ses joues avec un reste de sachet de Heinz écrasé ramassé devant le Lafleur. Dans ses orbites bleuies par la fatigue, il ne lui reste que des yeux gris aux notes d’amande. Hier, par coquetterie, elle a noué ses cheveux avec quelques morceaux de papier de toilette. Des coups de klaxons, des feux rouges et verts. Des gamins qui hurlent à pleins poumons — pour un rien — sur la place des Royaux. Une balle de baseball abandonnée sur le tout nouveau terrain de soccer. J’ai perdu de vue Flore et Lorraine, Anne et Lucie, pour aujourd’hui, mais je les reverrai demain, puis après demain. Pour elle, dimanche, c’est tous les jours.

 

En 1963, André Belleau écrivait ceci dans un texte intitulé « Mon cœur est une ville »:

Quelque part, près de l’avenue Amherst, la rue Ontario est vide. Une large vallée de lune qui mène je ne sais où. On pourrait découper l’air en blocs. Les maisons basses y sont prises comme des herbes dans la glace. Leurs arêtes ont le tranchant d’un fil de rasoir. Pour qui l’éclair de ces néons atroces? II n’y a personne. Personne. C’est la grande froidure. C’est inhumain26.

 

La nature de la rue Ontario réside dans cette description clairement hostile à l’homme qui passe. On n’habite pas cette rue : on y passe, en connaissant les risques encourus. Dans cette large vallée de lune, on risque de se perdre, d’y laisser sa peau, mais pourtant rien ne bouge. La rue Amherst, rue des antiquaires, n’apparaît pas ici pour rien. Elle évoque l’imaginaire poussiéreux des collectionneurs : ici, pas de place pour l’humain, mais bien pour ce qu’il a laissé derrière lui. Dans ce secteur, on tente de remettre le passé en circulation, on y engrange le temps et la lenteur pour les jours de disette on joue au chiffonnier. Justement, il est intéressant de creuser un peu dans ce passé. Dans ce qui ressemble à une version préalable du texte « Mon cœur est une ville », « Suite urbaine27 » de Belleau, paru quatre ans plus tôt, la rue Ontario n’est pas nommée : il ne s’agit que d’une « [r]ue vide », terme repris dans la version ultérieure, où « [u]n homme de nulle part entre pour passer la nuit dans une chambre quelconque d’hôtel28 ». Ces deux courts passages sont les seules variantes majeures en regard de « Mon cœur est une ville ». Rue sans identité qui pourrait être n’importe quelle rue montréalaise d’un soir d’hiver, elle accueille des gens qui sont à son image : anonymes. L’absence de la mention de la rue Saint-Denis dans l’incipit, contrairement à la version de 1963, laisse croire que cette rue vide, qu’on peut nommer rue Ontario a posteriori, est aussi celle qui lui est « douce » et qu’il « sai[t] par cœur29 ». En ce sens, cette rue sans nom possède un statut ontologique au même titre que celle décrite par Louis Hamelin. La rue Ontario est celle qui permet de révéler le sujet et la ville dans laquelle il se trouve, alors que « pour se retrouver, on se dissout dans la marche30 ». Ici, le lieu s’accorde à la condition du marcheur dont la dissolution comporte une valeur positive. Si la chanson contemporaine tend, comme on l’a vu précédemment, à cristalliser l’idée du lieu autour d’un imaginaire de la misère, il faut signaler l’écart dans ce cas-ci. La perte des repères fonde le lieu, tout en entraînant le sujet dans une redéfinition de ce qu’il est. Se dissolvant dans la dérive, il devient le tissu urbain qu’il frôle. Le caractère apparemment inhabitable d’Ontario la fonde, mais la marche permet de se l’approprier, d’y trouver, dans sa banalité apparente, une étrangeté certaine qui fonde l’être du sujet.

 

Quand il sort en douce du parc des Pompiers, qu’il a pris une grande bouffée de parfums et de rosée, le parc des Faubourgs, malgré le tintamarre de la rue Ontario, se donne à lui comme une vaste étendue de silence. Les automobilistes ont beau klaxonner, les sirènes crier, le parc se livre d’abord à son regard. Les naufragés des bancs publics perdent alors leur mine tremblotante et l’échangent contre un sommeil paisible, casquette de cuir sur le visage.

 

Cette rue est de seconde main, ai-je relevé plus tôt : elle est le résultat de l’épuration des « déchets », de leur remise en circulation sous une autre forme. L’importance de la mention des chiffonniers, auxquels se joignent « [f]ripiers, regrattiers [...] et brocanteurs31 », dans le texte de Louis Hamelin, témoigne non seulement de la réalité économique de cette artère où les commerces de revente se comptent par dizaines (des pawn shops en passant par les friperies), mais rappelle aussi la figure du chiffonnier évoquée par Baudelaire32. En plus de ramasser les vieux bouts de chiffons traînant dans la rue, c’est aussi celui qui fait la collecte des vieux bouts d’imprimés : il a donc pour fonction de rassembler les restes du quotidien et des quotidiens, sans discrimination aucune. Pour lui, les habitants de la rue se donnent à lire comme des patchworks. Dans cette optique, il faut en déduire que la rue Ontario en serait une d’emprunts et de discours usés, d’antiquaires et de collectionneurs. En résulte une ontologie issue d’un raboudinage d’expériences et de discours issus de cette pratique, comme en témoigne Marcel Labine dans Le Pas gagné, plus particulièrement dans la section centrale intitulée « Comme de la viande à des chiens », portant sur le quartier de son enfance (Hochelaga). Sur la promenade Ontario, successivement nommée « promenade aux phrases », « où la disette n’a jamais existé que sous la forme / d’une chimère de brocante33 », et « promenade au souk », le travail du texte se donne comme une véritable manipulation de la matière : « Des mains fouillent dans les choses fabriquées / des yeux s’abreuvent à la moindre lueur / gardée au creux des mots où tout existe / se recycle et se métamorphose.34 » L’acte de langage, s’accordant à la fouille du territoire, non seulement crée-t-il une réserve de narrable où puiser, mais c’est aussi la condition nécessaire à une réactualisation de l’image du lieu. Encore faut-il que des yeux s’abreuvent aux sources de ce lieu, que l’étonnement devant la banalité et le capharnaüm de ce dernier prenne forme : en mots, en images, etc. C’est cette mobilité dans l’énonciation qui confère une stabilité à la rue Ontario.

 

Sur les ruines d’Hochelaga, un coin pour les enfants a été aménagé. Rue Ontario, aux abords des rails disparus de la place Simon-Valois, des hommes et des femmes de soie, de coton et de laine ont pensé à tout. Vous y trouverez un buffet gratuit, une friperie gratuite, de la musique, un kiosque d’information. Les bourgeois, dit-on, ne sont pas invités.

 

Étranger en territoire connu

Si dans les Rumeurs d’Hochelaga la figure de l’étranger est bien réelle sous les traits du Chinois Tching Lee, qui tient sa blanchisserie au coin des rues Ontario et Cuvillier, et permet de réaffirmer l’identité des Canadiens français, l’étrangeté se vit, dans Ces Spectres agités, sur le plan subjectif. Ainsi, Vincent se retrouve « comme un Chinois devant un dazibao35 » à lire les différents graffitis faits durant la nuit, rue Ontario. Le dazibao, on ne manquera pas de le rappeler, est une affiche manuscrite rédigée par un simple citoyen et placardée dans un lieu public, en Chine. Il fait habituellement part de considérations politiques ou morales. On notera que cette mention, aussi anodine soit-elle, survient après que Vincent constate un ralentissement de ses déambulations, et cela lui permet de s’attarder plus longuement aux nouveaux graffitis réalisés pendant la nuit. Se comparant au Chinois, il se pose lui-même comme étranger dans son environnement habituel :

[…] je prenais le temps de lire les graffiti venus ajouter à la faveur de la nuit, sur les murs de briques crachant leur mortier comme du pollen dans la brise, leur contrepoint pérenne aux manchettes interchangeables des journaux. J’étais toujours content d’en repérer des frais, je les flairais comme un pisteur, m’attachant à interpréter ces empreintes d’une faune furtive en rouli-roulant : LA MASTURBANISATION, ÇA REND SOURD! POÈTES SEULS’ POÈTES FOUS! Et ce classique, repris en de nombreux îlots de bâtisses délabrées : Y A-T-IL UNE VIE AVANT LA MORT36?

 

La rue Ontario telle que représentée dans Ces spectres agités apparaît comme un étrange espace au contenu hétéroclite, dont le paysage est un recyclage littéraire combinant Londres, Paris et un vague ailleurs asiatique, en plus de faire état d’institutions et de commerces existants, dont la prison Parthenais, l’Université du Québec à Montréal (dont le principal pavillon n’est pas situé sur la rue Ontario mais qui, tout de même, participe du paysage) et le Père de la Scrap37, tout en accueillant un lieu imaginaire, le Barrage, qui se présente à Vincent comme un « piège tendu à l’intelligence38 ».

Ce lieu fictif essentiel dans la trame narrative du récit crée néanmoins un trou à l’intérieur du tissu référentiel de l’œuvre. Le Barrage, qui sied au milieu du parcours quotidien de Vincent, est aussi lieu de conflits, tel que le suggère l’anagramme : « Bagarre ». Piège au milieu de la rue ontologique de Vincent — et dont le minotaure est la quantité d’alcool que Dorianne le pousse à boire —, le Barrage est un lieu clos mais tout à la fois ouvert menant vers « le labyrinthe des rues ouvertes39 ». Angle mort dans cette rue pourtant décrite avec vraisemblance, le bar est un cul-de-sac qui fait oublier au principal protagoniste l’écriture de son Grand Roman québécois. Cette perte d’un but lui permet, en retour, de mieux lire les changements qui s’opèrent sur les murs de la rue Ontario, de l’éveiller à l’espace alors que son temps se trouve grugé par les cinq à sept qui s’étirent jusqu’au petit matin. Ce lieu fictif, paradoxalement, lui donne la possibilité de s’ancrer dans le territoire.

Il faut aussi noter le vocabulaire particulier employé par Louis Hamelin pour décrire la rue Ontario, celui-ci témoignant d’un ensauvagement : « canal » bordé de ses « deux rives », « caniveau », « monde d’épaves40 », autant de métaphores aquatiques qui rappellent l’origine du nom « Ontario », cette « belle eau scintillante », mais ici de façon ironique. Chose certaine, c’est là un lieu de passage où l’on glisse, dérive et coule. C’est un monde de ruines, tant humaines qu’architecturales. La rue Ontario est un territoire sauvage où traquer les signes devient nécessaire, dans ce paysage poussiéreux et à moitié mort, afin de trouver un brin de vie : une vie qui, de jour, se cache. Vincent est, tel que cela a été souligné plus tôt, un « pisteur » dans l’habitat d’une « faune furtive ». De cette cohabitation entre le vivant et le mort naît une tension toute caractéristique de la rue Ontario : on sait qu’elle ne bougera pas, bien qu’on ne sache exactement comment elle est devenue ce qu’elle est, ni ce qu’elle deviendra.

 

Freder, devant la boucherie, fait pleurer son crincrin. L’Ave Maria. Déjà, le froid d’octobre lui gerce la main gauche. Son œil droit s’est éteint.

 

Tout récemment, Victoria Welby, avatar et sémiologue, s’embarquait avec moi dans un jeu littéraire de dérives41 mené en parallèle sur nos blogues respectifs. Le but est simple : témoigner d’Hochelaga-Maisonneuve42 par la fréquentation de notre territoire, en s’inspirant des contributions précédentes de l’autre. Alors que l’univers de Victoria Welby est plus ancré dans la fiction, ma propre démarche d’écriture est une tentative de rester au plus près de l’espace référentiel. Il s’agit donc d’ouvrir à l’autre notre atelier d’écriture, ce qui permet, d’une certaine manière, d’échanger nos pratiques, voire de porter un regard étranger sur un lieu que nous connaissons ou que nous croyons connaître. La rue Ontario s’est donc rapidement imposée comme l’un des pôles principaux des premières contributions au projet en tant que lieu capable de rassembler ce qui en apparence s’oppose : les bénéficiaires de l’aide sociale et les jeunes bourgeois, les condos neufs et les 1 ½ miteux, les prostituées et les travailleurs de bureau, les restaurants de toutes sortes qui se jouxtent, la boucherie Beau-Bien, tenue par un ex-culturiste et où l’on vend des produits fins. C’est aussi le mât du stade qui, suspendu à l’horizon, rappelle quelque chose de l’Empire State Building et qui émeut parce qu’il rappelle de bons souvenirs43.

Ayant résidé dans le quartier dix-huit ans plus tôt, Welby évoque les autobus de la ligne 125 en en comparant l’atmosphère à celle du train dans l’incipit du film Dead Man44, de Jim Jarmusch. On voit dans ce passage le personnage somnolent de William “Bill” Blake (joué par Johnny Depp), comptable s’étant fait promettre un travail dans la ville de Machine dans l’Ouest américain, lui-même provenant de Cleveland, sur les rives du lac Érié. À chacun de ses réveils, Blake voit de nouveaux passagers issus de classes sociales visiblement inférieures à la sienne dans le wagon qu’il occupe, la nature sauvage typique de cette région défilant par la fenêtre. Le machiniste de la locomotive, un brin d’absence dans l’œil, rejoint Blake et se met à discuter avec lui. Je retiendrai deux passages de cette discussion, après que Blake a exposé les raisons de son voyage au machiniste : une relation qui bat de l’aile avec sa fiancée. Voici les propos du machiniste : « Well… That doesn’t explain why you’ve come all the way out here… all the way out here to Hell », puis, quelques secondes plus tard, alors que des hommes armés à bord du wagon se mettent à tirer sur un troupeau de buffles, il ajoute « You’re just as likely to find your own grave ». Si l’on prend en compte que la ville de Machine se trouve à la fin de la ligne de chemin de fer, Welby convoque une image paradoxale de la rue Ontario, capable d’éveiller des sentiments heureux (l’espoir d’une vie nouvelle par la promesse d’un emploi) alors que sa population réside dans un enfer sur terre. Bernard Adamus, avant le dernier refrain de « Rue Ontario », chante : « Mon esti d’criss, tu marches dans ton cimetière. » Dans le roman de Robert Élie La fin des songes, publié en 1950, la rue Ontario est considérée comme « la limite de la civilisation45 ». Depuis 60 ans, des textes littéraires ont reconduit l’idée que la rue Ontario non seulement force le sujet à rencontrer l’inconnu, mais qu’elle le mène à la forme d’altérité la plus radicale, sa propre mort.

 

Wild West, East End

La rue Ontario, qui fait office de Wild West dans le East End montréalais, n’a, en définitive, que peu ou pas d’espoir à offrir dans les représentations étudiées. Il faut le trouver ailleurs, tel que l’écrit Patrick Lafontaine dans Homa Sweet Home, « au-dessus d’Ontario » là où « les enfants rêvent / allongés de s’en sortir46 ». Pourtant, cette rue, on s’y attache. Car elle est en mesure de parler de nous-mêmes. Nous avons vu que ce qui fonde ce lieu est une combinaison de différentes représentations conflictuelles, dont les enjeux sont d’ordre social et spatial, qui coexistent en un équilibre précaire. Dans certains cas, les habitants de la rue sont à la fois posés comme vivants et morts tout à la fois. De plus, la rue Ontario vaut souvent pour l’un des deux quartiers principaux qu’elle traverse, Centre-Sud ou Hochelaga-Maisonneuve, quartiers qui tendent à se fondre l’un dans l’autre chez Bernard Adamus et chez Hamelin. Parfois, par métonymie, elle est réduite à un simple commerce.

Il faut cependant souligner que ce lieu a la capacité de porter ses habitants au-dedans d’eux-mêmes en se faisant l’espace d’accueil d’autres repères que ceux d’une jeunesse en pleine ville. Comme l’écrivait André Major, ayant grandi sur la rue Ontario – lieu récurent dans ses nouvelles – et pour qui celle-ci devient un espace mythique : « Mes lointains, j’y ai recours en cas de besoin, et d’autant plus facilement que je les porte en moi, comme un rêve inaltérable, hors du temps, hors de toute atteinte47. » Ce besoin d’évasion, à la lumière des exemples qu’il nous a été possible d’observer, contribue à garder le lieu fluide, sans cesse nouveau, bien que le stéréotype de la grande misère soit coriace. Convoquer l’ailleurs comme je puis avoir recours au temps lumineux de mon bled natal au beau milieu de mon quotidien hochelagais, permet de garder le lieu vivant. C’est toujours au risque de le considérer comme une page blanche qui prendra les couleurs que tout un chacun lui apportera. C’est aussi une façon de garder plein ce lieu troué – plein de me habitudes et de mes soucis.

 

La convenance veut, le midi, qu’on reste le temps de son repas et qu’ensuite on reparte, sans trop se hâter, après avoir laissé sa place en bonne et due forme : avec le sourire. Les rares fois où je suis entré chez Go-Jo, comme certains l’appellent encore, c’est toute la rue qui s’y engouffre et, avec elle, une familiarité propre à tout le quartier – une familiarité de village ou de paroisse. S’entassent les employés de la Caisse populaire, du commis au planificateur financier, des hommes et des femmes aux vêtements usés, accompagnés de leurs enfants, un jour de semaine, des adolescents encore gamins du cégep de Maisonneuve scotchés à leur cellulaire, qui oscillent entre boutades, textos et french kisses, le guichet automatique, travailleurs de la ville venus réparer un carré d’asphalte à deux coins de rues d’ici, des employés de la fruiterie, de la confiserie et de l’épicerie, la murale représentant le Stade au milieu d’un paysage tropical, des silhouettes nonchalantes en mal d’exotisme local, deux bambins à l’habit de neige trop grand pour qu’il fasse encore l’hiver prochain. À ma droite, une cinquantenaire précoce gratte son coupon de caisse en murmurant : « Trois cennes de trop, trois cennes noires de trop, crisse. Efface les décimales, Jimmy. » Sur chacun de ses sept ongles rongés, une couleur de vernis différente. Un gamin rit de l’imitation de babouin boudeur que fait son père. Contre le cadre de porte des toilettes, deux béquilles en équilibre précaire. Un couple âgé, assis à la table près de l’entrée, partage un casseau de frites. Aucun mot n’est échangé sinon un regard de temps à autre, entre une bouchée et deux gorgées de Pepsi. Entre eux deux, une amitié qui a survécu à l’habitude de l’amour. Elle et lui prennent leur temps, ne justifient pas l’espace qu’ils prennent. La dame fouille dans la poche intérieure de son manteau blanc cassé après avoir dénoué son foulard de soie rose. Entre le pouce et l’index elle tient un mouchoir – puis essuie une trace de ketchup sur la joue de son homme. Sans un mot, elle range le bout de tissu, prend une autre frite dans le casseau. Il se risque : « As-tu eu des nouvelles de Vincent, Simone? »

Un gaillard, bouille ronde et l’air gêné, met sa grande main sur mon épaule : « S’cuse-moi, ça te dérange si j’m’assois à ta table? » — « Pas de souci, l’ami, j’étais sur mon départ. Installe-toi. » Je lui ai laissé ma place, en bonne et due forme.

 
  • 1. Jean-Claude Germain, « Bouttes de rues », Morceaux du Grand Montréal, Montréal, Éditions du Noroît, 1978, p. 81.
  • 2. Voir Ville de Montréal, « Répertoire historique des toponymes », Le portail officiel de la Ville de Montréal, http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=1560,11779591&_dad=portal&_schema=PORTAL (25 octobre 2011).
  • 3. Pierre Sansot, Rêveries dans la ville, Paris, Carnets Nord, 2008, p. 171.
  • 4. Yi-Fu Tuan, Espace et lieu. La perspective de l’expérience, Gollion (Suisse), In folio, coll. « Archigraphy », 2006, p. 175.
  • 5. Rachel Bouvet, « Topographier pour comprendre l’espace romanesque », Rachel Bouvet et Audrey Camus [dir.], Topographies romanesques, Québec et Rennes, Presses de l’Université du Québec et Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2011, p. 89.
  • 6. Ruth Amossy, Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991, p. 37.
  • 7. Jean-Noël Blanc, Besoin de ville, Paris, Seuil, coll. « Biographies », 2003, p. 237.
  • 8. Il est à noter que cet article s’inscrit dans une perspective plus large, à savoir une thèse de doctorat, portant sur l’appropriation du quartier Hochelaga dans la littérature québécoise. Cet article ne constitue que les premiers pas de ce travail. Pour des questions de concision, les œuvres de Vanier, Yvon et de Barbeau-Lavalette (Je voudrais qu’on m’efface, Montréal, Hurtubise, 2010, 179 p.; Le Ring, Québec, 2007, 87 min.) sont ici évacuées. Dans le cas des deux premiers, il est plutôt question du secteur Centre-Sud, qui tient une place moins importante dans le corpus actuel de ma thèse. Chez Barbeau-Lavalette, un travail mettant en parallèle le film et le roman doit être effectué, mais d’emblée il est possible de dire que la rue Ontario agit dans son oeuvre comme lieu de cohabitation et d’opposition entre les habitants, mais aussi, aspect singulier, comme lieu de recueillement.
  • 9. Bernard Adamus (remix par MHMHMH), « Rue Ontario », simple, Dare to Care Records / Grosse Boîte, 2010, Disque compact audio, 3:04 min.
  • 10. Bernard Adamus et MHMHMH, « Rue Ontario », Mange ta ville. Réalisation et caméra : Eric Morin. En ligne : http://www.mangetaville.tv/#/videos/bernard-adamus (dernière consultation le 25 octobre 2011).
  • 11. Yuani Fragata et al., « Cuisine, conifères et rue Ontario : Bernard Adamus », Bande à part, chronique « Le party de cuisine ». En ligne : http://www.bandeapart.fm/ (dernière consultation le 25 octobre 2011).
  • 12. Jean Hamelin, Les rumeurs d’Hochelaga, Montréal, Hurtubise HMH, 1971, p. 66.
  • 13. Ibid., p. 34. Je souligne.
  • 14. Les Cowboys Fringants, « Voyou », Motel Capri, La Tribu, Montréal, 2001. Disque compact audio, piste 12, 2:53 min.
  • 15. Atach Tatuq (Dee), « Australie », Deluxxx, Disques Anubis, Montréal, 2005. Disque compact audio, piste 20, 2:24 sec.
  • 16. Charles Duchamp et Sinsens, « Sur la rue Ontario », Le Passe-Temps, no 472, 26 avril 1913, p. 417.
  • 17. Louis Hamelin, Ces spectres agités, Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 2010 [1991], 303 p.
  • 18. Ibid., p. 60.
  • 19. Ibid.
  • 20. Ibid., p. 61.
  • 21. Ibid.
  • 22. Voir Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite bibliothèque Payot, coll. « Critique de la politique »,1974 [1955], p. 80.
  • 23. Edgar Allan Poe, « L’Homme des foules », Edgar Allan Poe. Contes — Essais — Poèmes, éd. établie par Claude Richard, traduit de l’anglais par Baudelaire et Mallarmé, complétées de nouvelles traductions par Jean-Marie Maguin et Claude Richard, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 508.
  • 24. Louis Hamelin, p. 60-61.
  • 25. Ibid., p. 61.
  • 26. André Belleau, « Mon coeur est une ville », Liberté, vol. 4, no 5 (28), 1963, p. 330.
  • 27. André Belleau, « Suite urbaine », Liberté, vol. 1, n° 6, 1959, p. 402-410.
  • 28. Ibid., p. 402.
  • 29. Ibid.
  • 30. Belleau, « Mon coeur est une ville », op. cit.
  • 31. Louis Hamelin, op. cit., p. 61.
  • 32. Voir Charles Baudelaire, « Le vin des chiffonniers », Les Fleurs du Mal, Paris, Le livre de poche, coll. « Classiques », 1999, p. 160-161.
  • 33. Marcel Labine, Le Pas gagné, Montréal, Les Herbes rouges, 2005, p. 84.
  • 34. Ibid., p. 89.
  • 35. Louis Hamelin, op. cit., p. 105.
  • 36. Ibid., p. 105-106.
  • 37. Ibid., p. 63.
  • 38. Ibid., p. 105.
  • 39. Ibid., p. 75.
  • 40. Ibid., p. 61.
  • 41. Voir Benoit Bordeleau et Victoria Welby, « Dérives », notes de terrain, http://benoitbordeleau.tumblr.com/derives (25 octobre 2011).
  • 42. À noter que depuis la rédaction de ce texte, le territoire ratissé s’est passablement élargi et ne se contente plus seulement d’Hochelaga-Maisonneuve. Les contributeurs au projet se sont aussi multipliés, bien qu’il soit impossible d’en définir le nombre exact.
  • 43. Victoria Welby, « essai impressionniste au ‘‘tu’’ », Victoria Welby. Littérature hypermédiatique, http://victoriawelby.ca/blogue/essai-impressionniste-au-%C2%ABtu%C2%BB (le 17 avril 2011).
  • 44. Jim Jarmusch, Dead Man, États-Unis, 1995, 121 min.
  • 45. Robert Élie, La fin des songes, Montréal, Bibliothèque Québécoise, coll. « Littérature », 1995 [1950], p. 190.
  • 46. Patrick Lafontaine, Homa Sweet Home, Montréal, Éditions du Noroît, 2008, p. 58.
  • 47. André Major, « Une île grande comme le monde », Montréal des écrivains, coll. « Fiction », Typo, Montréal, 1988, p. 158.