Énonciations piétonnières

Auteur·e·s: 

 

Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1980], 350 p.

Extrait de «Le parler des pas perdus» (Chapitre VII, deuxième section)
 

«La déesse se reconnait à son pas.»
- Virgile, Énéide, I 405.

     L’histoire en commence au ras du sol, avec des pas. Ils sont le nombre, mais un nombre qui ne fait pas série. On ne peut le compter parce que chacune de ses unités est du qualitatif: un style d’appréhension tactile et d’appropriation kinésique. Leur grouillement est un innumérable de singularités. Les jeux de pas sont façonnages d’espaces. Ils trament les lieux. À cet égard, les motricités piétonnières forment l'un de ces «systèmes réels dont l'existence fait effectivement la cité», mais qui «n'ont aucun réceptacle physique». Elles ne se localisent pas : ce sont elles qui spatialisent. Elles ne sont pas plus inscrites dans un contenant que ces caractères chinois dont les locuteurs, d’un doigt, esquissent le geste sur leur main.

     Certes, les procès du cheminer peuvent être reportés sur des cartes urbaines de manière à en transcrire les traces (ici denses, là très légères) et les trajectoires (passant par ici et non par là). Mais ces courbes en pleins ou en déliés renvoient seulement, comme des mots, à l’absence de ce qui a passé. Les relevés de parcours perdent ce qui a été : l’acte même de passer. L’opération d’aller, d’errer, ou de “relicher les vitrines”, autrement dit l’activité des passants, est transposée en points qui composent sur le plan une ligne totalisante et réversible. Ne s’en laisse donc appréhender qu’une relique, posée dans le non-temps d’une surface de projection. Visible, elle a pour effet de rendre invisible l’opération qui l’a rendue possible. Ces fixations constituent des procédures d’oubli. La trace est substituée à la pratique. Elle manifeste la propriété (vorace) qu’a le système géographique de pouvoir métamorphoser l’agir en lisibilité, mais elle y fait oublier une manière d’être au monde.

Énonciations piétonnières

     Une comparaison avec l’acte de parler permet d’aller plus loin et de n’en pas rester à la seule critique des représentations graphiques, en visant, sur les bords de la lisibilité, un inaccessible au-delà. L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation (le speech act) est à la langue ou aux énoncés proférés. Au niveau le plus élémentaire, il a en effet une triple fonction «énonciative»: c’est un procès d’appropriation du système topographique par le piéton (de même que le locuteur s’approprie et assume la langue); c’est une réalisation spatiale du lieu (de même que l’acte de parole est une réalisation sonore de la langue); enfin il implique des relations entre des positions différenciées, c’est-à-dire des «contrats» pragmatiques sous la forme de mouvements (de même que l’énonciation verbale est «allocution», «implante l’autre en face» du locuteur et met en jeu des contrats entre colocuteurs). La marche semble donc trouver une première définition comme espace d’énonciation.

     On pourrait d'ailleurs étendre cette problématique aux relations que l'acte d'écrire entretient avec l'écrit, et même la transposer aux rapports de la «touche» (le et la geste du pinceau) avec le tableau exécuté (formes, couleurs, etc.).  Isolée d'abord dans le champ de la communication verbale, l'énonciation n'y aurait que l'une de ses applications, et sa modalité linguistique serait seulement le premier repérage d'une distinction beaucoup plus générale entre les formes employées dans un système et les modes d'emploi de ce système, c'est-à-dire entre deux «mondes différents» puisque «les mêmes choses» y sont envisagées selon des formalités opposées.

     Considérée sous ce biais, l'énonciation piétonnière présente trois caractéristiques qui d’emblée la distinguent du système spatial: le présent, le discontinu, le «phatique».

     D’abord, s’il est vrai qu’un ordre spatial organise un ensemble de possibilités (par exemple, par une place où l’on peut circuler) et d’interdictions (par exemple, par un mur qui empêche d’avancer), le marcheur actualise certaines d’entre elles. Par là, il les fait être autant que paraître. Mais aussi il les déplace et il en invente d’autres puisque les traverses, dérives ou improvisations de la marche, privilégient, muent ou délaissent des éléments spatiaux. Ainsi Charlie Chaplin multiplie les possibilités de sa badine: il fait d’autres choses avec la même chose et il outrepasse les limites qui fixaient à son utilisation les déterminations de l’objet. De même, le marcheur transforme en autre chose chaque signifiant spatial. Et si, d’un côté, il ne rend effectives que quelques-unes des possibilités fixées par l’ordre bâti (il va seulement ici, mais pas là), de l’autre il accroit le nombre de possibles (par exemple, en créant des raccourcis et des détours) et celui des interdits (par exemple, il s’interdit des chemins tenus pour licites ou obligatoires). Il sélectionne donc. «L’usager de la ville prélève des fragments de l’énoncé pour les actualiser en secret» (Roland Barthes).

    Il crée ainsi du discontinu, soit en opérant des tris dans les signifiants de la «langue» spatiale, soit en les décalant par l’usage qu’il en fait. Il voue certains lieux à l’inertie ou à l’évanouissement et, avec d’autres, il compose des «tournures» spatiales «rares», «accidentelles» ou illégitimes. Mais cela introduit déjà dans une rhétorique de la marche.

    Dans le cadre de l’énonciation, le marcheur constitue, par rapport à sa position, un proche et un lointain, un ici et un là. Au fait que les adverbes ici et là sont précisément, dans la communication verbale, les indicateurs de l’instance locutrice – coïncidence qui renforce la parallélisme entre l’énonciation linguistique et l’énonciation piétonnière – il faut ajouter que ce repérage (ici-là) nécessairement impliqué par la marche et indicatif d’une appropriation présente de l’espace par un «je» a également pour fonction d’implanter l’autre relatif à ce «je» et d’instaurer ainsi une articulation conjonctive et disjonctive de places. J’en relèverai surtout l’aspect «phatique», si l’on entend par là , isolée par Manilowski et Jakobson, la fonction des termes qui établissent, maintiennent ou interrompent le contact, tels «allo!», «eh bien, eh bien», etc. La marche, qui tour à tour poursuit et se fait poursuivre, crée une organicité mobile de l’environnement, une succession de topoi phatiques. Et si la fonction phatique, effort pour assurer la communication, caractérise déjà le langage des oiseaux parleurs tout comme elle constitue «la première fonction verbale à être acquise par les enfants», il n’est pas surprenant qu’antérieure ou parallèle à l’élocution informative, elle sautille aussi, marche à quatre pattes, danse et se promène, lourde ou légère, telle une suite de «allo!» dans un labyrinthe d’échos.

     De l’énonciation piétonnière qui se dégage ainsi de sa mise en carte, on pourrait analyser les modalités, c'est-à-dire les types de relation qu'elle entretient avec le parcours (ou «énoncés») en leur affectant une valeur de vérité (modalités «aléthiques» du nécessaire, de l'impossible, du possible ou du contingent), une valeur de connaissance (modalités «épistémiques» du certain, de l'exclu, du plausible ou du contestable) ou enfin une valeur concernant un devoir-faire (modalités «déontiques» de l'obligatoire, de l'interdit, du permis ou du facultatif). La marche affirme, suspecte, hasarde, transgresse, etc., les trajectoires qu'elle «parle». Toutes les modalités y jouent, changeantes de pas en pas, et réparties dans des proportions, en des successions et avec des intensités qui varient selon les moments, les parcours, les marcheurs. Indéfinie diversité de ces opérations énonciatrices. On ne saurait donc les réduire à leur trace graphique.

(p. 147-151)